CHAPITRE III
C’est seulement en retournant à l’hôtel que je prends pleinement conscience de ce qui vient de se passer. D’ordinaire, le fait de liquider deux ploucs ne m’aurait occupé l’esprit qu’une petite dizaine de secondes, mais aujourd’hui, j’ai l’impression que chacune des cellules de mon corps est traumatisée par l’incident. Cette réaction est typiquement humaine, et tandis que je me traîne jusqu’à Océan Avenue, je suis prise de tremblements nerveux. C’est à peine si je me rends compte que j’ai toujours mon arme à la main. Me morigénant intérieurement, je la dissimule à la hâte sous mon sweat-shirt. Si j’étais dans mon état normal, il y a longtemps que je l’aurais balancée dans l’océan, histoire de ne pas courir le risque d’être arrêtée par la police, et fouillée. Mais j’hésite à m’en débarrasser : je me sens si vulnérable que cette arme représente pour moi une sorte de bouclier, qui me protège et me rassure.
À quelques centaines de mètres de la plage, j’aperçois un café déjà ouvert. D’un pas mal assuré, je m’installe dans un coin, sur l’une des banquettes d’un compartiment, et je commande un café noir. Et tandis qu’on m’apporte une tasse de café brûlant, que je saisis d’une main tremblante, je remarque que mon sweat-shirt gris est constellé de minuscules gouttes de sang. Pensant aussitôt que je dois également en avoir sur le visage, je passe les mains sur mes joues et mon front, et je constate que mes paumes, elles aussi, sont rougies. Quelle idiote je suis, de me montrer ainsi en public ! Je suis sur le point de sortir du café quand quelqu’un entre, se dirige droit vers moi, et entreprend de s’installer sur la banquette qui fait face à la mienne.
Ray Riley. Le grand amour de ma vie.
Censé être mort depuis pas mal de temps.
Me saluant d’un hochement de tête, il s’assoit confortablement, et je suis aussitôt frappée par le fait qu’il est vêtu exactement de la même façon que le jour où il a fait sauter le camion-citerne garé près de l’entrepôt d’Eddie Fender, dans lequel ce dernier avait rassemblé ses diaboliques créatures vampiresques, avant d’être détruit à son tour dans l’explosion. Le jour où il a sacrifié sa propre existence pour sauver la mienne. Il porte un pantalon noir, une chemisette en soie blanche, et une paire de Nike. Son regard brun est toujours aussi chaleureux, et son beau visage toujours aussi sérieux, malgré son sourire plein de douceur. Aucun doute, c’est bien Ray, et c’est un miracle. Le voir ainsi en face de moi me bouleverse tant que je ne ressens pratiquement aucune émotion. Je suis sous le choc, purement et simplement. Tout ce que je suis capable de faire, c’est le regarder, les yeux pleins de larmes, en me demandant si je ne suis pas en train de perdre l’esprit.
D’une voix douce, il me dit :
— Je sais que ce doit être pour toi une véritable surprise.
Je hoche la tête. Certes. Une sacrée surprise.
— Je sais que tu me croyais mort, poursuit-il, et d’ailleurs, je pense que je l’ai été, du moins pendant un certain temps. Quand le camion-citerne a explosé, un éclair m’a aveuglé, et j’ai été plongé dans le noir complet, comme si j’étais en train de flotter quelque part dans les ténèbres. Je ne voyais plus rien, je ne savais plus rien, mais je ne souffrais pas du tout, et j’ignore combien de temps je suis resté dans cet état. Puis j’ai fini par reprendre conscience de mon corps, mais j’avais l’impression qu’il se trouvait très loin de moi. Le truc vraiment bizarre, c’était que je ne sentais que certaines portions de mon corps : une partie de ma tête, une seule de mes mains, dans laquelle le sang pulsait, une sensation de brûlure dans mon estomac. Au début, je ne ressentais rien d’autre, mais peu à peu, d’autres parties se sont réveillées, et j’ai fini par comprendre que quelqu’un était en train de tenter de me ranimer, en me nourrissant de sang.
Il marque une pause.
— Tu comprends ce que je veux dire ?
À nouveau, je hoche la tête. En fait, je me sens comme statufiée.
— Eddie, dis-je dans un souffle.
Les traits de Ray se crispent, comme s’il souffrait.
— Lui-même. Eddie avait rassemblé ce qui restait de moi, et il m’a emporté dans un lieu inconnu, froid et sombre. Là, il m’a donné son sang, c’est-à-dire celui de Yaksha, et, progressivement, je suis revenu à la vie. Mais Eddie a disparu avant la fin du processus, et je me suis retrouvé seulement à moitié vivant.
Il s’interrompt une nouvelle fois, puis reprend :
— J’imagine que tu l’as liquidé ?
Derechef, j’acquiesce.
— Oui.
Tendant le bras vers moi, il prend ma main. La sienne est chaude, et elle apaise le tremblement qui persiste à m’agiter intérieurement. Ray poursuit alors son improbable récit, et je l’écoute, parce que je ne peux rien faire de plus.
— Mais même sans l’aide d’Eddie, j’ai continué à reprendre des forces, et en un jour ou deux, j’étais capable de bouger. En fait, je me trouvais dans un entrepôt désaffecté, désert, j’étais ligoté, mais je n’ai pas eu la moindre difficulté à m’échapper, et une fois dehors, j’ai lu dans les journaux qu’il se passait d’étranges choses à Las Vegas. Alors, j’ai compris que tu devais t’y trouver.
Puis il ajoute :
— C’est moi qui ai frappé à la porte, l’autre jour.
Et pour la quatrième fois, je hoche la tête. Pas étonnant que la voix m’ait paru familière.
— Pourquoi ne m’as-tu pas dit qui tu étais ?
— Je savais que tu ne me croirais pas, en tout cas pas sans me voir, réplique-t-il.
— C’est vrai.
Il serre ma main entre les siennes.
— C’est moi, Sita, je suis revenu. C’est moi, Ray. Tu ne veux pas me faire au moins un petit sourire ?
Je fais de mon mieux, mais je ne réussis qu’à hocher la tête de plus belle.
— Je ne sais plus. Tu avais disparu. Je savais que tu n’étais plus là, j’avais perdu tout espoir.
Les larmes me brouillent la vue.
— Et je me demande même si je ne suis pas en train de rêver…
— Tu n’es pourtant pas du genre à te faire des films.
— Mais je ne suis plus celle que tu as connue.
Dégageant ma main d’entre celles de Ray, je tente de me ressaisir.
— Je suis un être humain, à présent. La vampire est morte.
Il n’a pas l’air surpris.
— Tu as lâché mes mains trop tôt, Sita. Si tu les avais observées, tu aurais remarqué que j’ai changé, moi aussi.
— Tu veux dire quoi, exactement ? dis-je, abasourdie.
— J’ai bien regardé ce que tu faisais dans cette maison à Las Vegas. Je t’ai surveillée quand tu y es entrée, et quand tu en es sortie. J’ai compris que tu n’étais plus la même, et je me suis demandé ce qui avait bien pu se passer. J’ai donc exploré la maison, et j’ai découvert qu’il y avait une pièce au sous-sol, dans laquelle se trouvaient la plaque de cuivre, les cristaux, les aimants, la fiole pleine de sang humain…
Il marque une pause, puis il poursuit :
— Je me suis alors soumis à la même expérience, et je ne suis plus un vampire, moi non plus.
Décidément, les révélations se succèdent, aussi choquantes les unes que les autres. C’en est trop.
— Mais comment as-tu fait pour que ça marche ? dis-je d’une voix presque inaudible.
Ray hausse les épaules.
— Moi ? Je n’ai rien fait, tout était déjà en place. Je n’ai eu qu’à m’allonger, et à laisser les vibrations du sang humain irradier mon aura au moment où les reflets du soleil brillaient à travers la fiole.
Il jette un coup d’œil vers la fenêtre : à l’est, une sorte de lueur éclaire la nuit.
— Je l’ai fait cet après-midi, et désormais, le lever du soleil n’aura plus aucune influence sur moi.
Les larmes qui gonflent mes paupières ruissellent enfin sur mon visage, évacuant ainsi les dernières traces d’incrédulité qui hantaient encore mon esprit. Me forçant à déglutir, j’ai enfin l’impression de retrouver le contrôle de mon corps physique et, tout à coup, je m’aperçois que rien de tout ça n’est le produit de mon imagination. Ray n’est pas mort ! Mon grand amour est vivant ! Et je peux enfin vivre ma vie comme j’en ai envie ! Penchée au-dessus de la table, j’embrasse Ray sur la bouche, puis je lui caresse les cheveux, avant de déposer un baiser sur son front. Et je suis heureuse, plus heureuse que je ne l’ai été depuis des milliers d’années.
— C’est toi, dis-je dans un murmure. Seigneur, comment est-ce possible ?
Ray éclate de rire.
— Il faut remercier Eddie.
Tandis que je me rassois, je sens que mon cœur de femme bat la chamade. Mes angoisses, mes peurs, la confusion mentale dans laquelle je me trouvais – tout ça s’est maintenant transformé en un unique émerveillement, qui m’illumine de l’intérieur. Ça fait déjà quelque temps que je maudis Krishna à cause de ce qu’il m’a fait, mais je n’ai plus maintenant qu’à m’incliner devant sa volonté, et à lui exprimer mentalement ma gratitude. Parce que je ne doute pas une seule seconde que c’est Krishna qui m’a rendu Ray, et sûrement pas ce monstrueux Eddie Fender.
— Ne prononçons même pas son nom, dis-je à Ray. Je lui ai coupé la tête, et j’ai fait brûler le reste. Il est parti – et il n’est pas près de revenir.
Je m’interromps un instant, puis je déclare :
— Je suis désolée.
Ray ne comprend pas et fronce les sourcils.
— Pour quelle raison ?
— Pour avoir cru que tu étais mort.
Je hausse les épaules.
— Joël m’a dit que tu avais explosé avec le camion-citerne.
Ray soupire, et regarde ses mains.
— Il n’était pas très loin de la vérité.
Relevant la tête, il poursuit :
— Au fait, je n’ai pas vu Joël dans la maison ?
Ma lèvre inférieure se met à trembler.
— Il est mort.
— Je suis désolé.
— Il faudrait que nous cessions de dire ça, dis-je en essayant vainement de sourire.
— Lui aussi, je l’avais transformé en vampire, pour lui sauver la vie, mais ça l’aura finalement tué.
— Qui a conçu le matériel qui nous a permis de redevenir des êtres humains ?
— Arturo, un vieil ami que j’avais rencontré au Moyen Age. J’étais amoureuse de lui, c’était un alchimiste, le plus grand qui ait jamais vécu. D’abord, il s’est livré à des expériences sur mon sang, puis il s’est lui-même transformé en un hybride entre vampire et homme, et c’est de cette façon qu’il a survécu pendant autant de siècles.
Je baisse le ton.
— Il est mort avec Joël. D’ailleurs, il fallait qu’il meure.
Ray hoche la tête. Pas besoin de lui expliquer tout en détail, il avait parfaitement compris. Il avait pigé qu’Arturo avait dû chercher à se procurer un échantillon de mon sang, et qu’il s’était montré dangereux. Ray comprenait parfaitement que je puisse tuer ceux que j’aimais, exactement comme j’avais presque réussi à le faire avec lui. Ray me prend à nouveau la main.
— Tu es couverte de taches de sang, me souffle-t-il. Tu n’es tout de même pas encore possédée par cette soif d’hémoglobine ?
— Non, ce n’est pas ce que tu crois.
À mon tour, je me suis mise à chuchoter.
— Deux types m’ont attaquée, sur la plage, et il a fallu que je m’en débarrasse.
— Comment ?
— Une balle dans la tête.
Et voilà que c’est au tour de Ray de subir un choc…
— Il faut partir, tout de suite, et loin. En plus du gouvernement, tu vas te retrouver avec la police à tes trousses.
— Jetant un rapide coup d’œil vers la porte de l’établissement, il ajoute :
— Je suis au courant, pour Seymour.
Je capte sa pensée.
— Je lui ai déjà dit qu’il devait rentrer chez lui.
— Il n’a aucune envie de te quitter. C’est à toi de le faire.
— Je sais, j’y ai déjà pensé, mais je ne sais vraiment pas comment le lui expliquer.
Ray compatit, mais sa voix prend soudain une curieuse intonation. On dirait moi, quand le pragmatisme était ma priorité.
— Ne lui explique rien du tout, déclare-t-il. Tu pars, c’est tout, et tu ne lui dis pas où tu vas.
— C’est un peu dur, non ?
— Non. Plus que n’importe qui au monde, tu sais très bien que c’est le garder avec toi qui serait dur : tu l’exposerais au danger sans aucune raison.
Radoucissant le ton, il continue :
— Et tu sais que je parle d’expérience.
— Tu as raison. Pour l’instant, il pique un somme à l’hôtel. J’imagine que je pourrais me faufiler dans la chambre, attraper mes affaires et ressortir sans qu’il n’ait le temps de se réveiller.
Mais au fond de moi, je sais déjà que je laisserais un petit mot à Seymour.
— Où allons-nous ?
Cette fois, c’est Ray qui se penche vers moi pour m’embrasser.
— Sita, nous pouvons aller où bon nous semble. Nous pouvons faire tout ce que nous voulons…
Et il chuchote dans mon oreille :
— On pourrait même se marier et avoir des enfants, si tu es d’accord.
J’éclate de rire, et j’éclate en sanglots en même temps. Le bonheur que je ressens se répand en moi comme le soleil d’une merveilleuse journée d’été. Et c’est soudain la température hivernale et les ténèbres qui règnent dehors qui me font l’effet d’étranges illusions.
Et je murmure à Ray, mon visage tout près du sien :
— Je rêve d’avoir une petite fille.